Le management, entre performance et harmonie

Raphael Enthoven - RDVM19

Raphaël ENTHOVEN
Professeur de philosophie

Clôturant les Rendez-vous du Management, le professeur de philosophie Raphaël Enthoven vient questionner les racines du management, ses mécanismes et ses enjeux parfois contradictoires. Extrait d’une conférence bousculante et inspirante.

« Comment intégrer l’individu dans une entreprise, sans le dissoudre ? »

« Étymologiquement,le mot Management vient du latin « manus agere » signifiant « direction de la main ». Il est littéralement la définition de la… manipulation.
C’est tout le paradoxe du management et c’est l’idée aussi qu’un salarié heureux est un salarié performant. Avec des enjeux ouvertement contradictoires : comment faire en sorte qu’une entreprise bénéficie du bien-être de ses salariés ? Comment éviter que le bien-être au travail ne soit l’alibi d’une servitude renouvelée ? […]

Autant de questions, qui ramènent à une seule : comment intégrer un individu dans une entreprise sans le dissoudre ?
Voici six pistes, que je propose d’explorer.

La 1ère piste est l’orphisme

Musicien par excellence qui par sa lyre fait chanter les éléments, Orphée est celui dont le talent donne le sentiment que le monde a un sens, que les phénomènes ont une volonté, et que notre seule raison d’être en ce monde, c’est de trouver notre place.
La valeur d’un salarié n’a rien à voir avec son prix, avec la place qu’il occupe… Elle a à voir avec le rapport qu’il entretient à la place qu’il occupe. De cet Orphisme, nous pouvons retenir l’idée que l’excellence, plus que le but, est la première chose à atteindre.

La 2e, la différence entre expliquer et comprendre

Nous n’expliquons pas tout et l’inexplicable fait l’objet de la compréhension. Quand nous aimons par exemple, nous ne savons pas pourquoi. Nous sommes dans l’ordre de la compréhension. Ce régime intuitif de la compréhension est absolument indispensable dans un bon management. Tout ce qui, en vous, ne peut pas faire l’objet d’une captation par la raison est ce qui en vous n’a pas de prix c’est-à-dire ce qui est essentiel, ce qui a une véritable valeur et dont une entreprise peut bénéficier.

Le 3e point concerne l’autonomie

Nous vivons une époque où nous célébrons l’autonomie, dont l’étymologie en grec signifie « se donner à soi-même sa propre loi ». Il ne s’agit pas de faire ce que nous voulons mais bien de conquérir la liberté de se donner ses propres règles. Dans une entreprise, il est important de développer cette autonomie et d’y ajouter aussi une autre notion, qu’on néglige souvent : la vulnérabilité. Car nous ne pouvons pas vivre les uns sans les autres. Nous naissons vulnérables et, pour cette raison, nous sommes forts d’être solidaires. Le lien qui existe entre la conscience de sa solitude et l’accès à une solidarité véritable, entre autonomie et vulnérabilité, est une des pistes les plus fécondes en entreprise.

La 4e piste est ce que Rousseau appelle la pitié

La pitié, c’est la capacité à souffrir des douleurs qui nous sont épargnées. Elle peut aussi être appelée la sympathie ou l’empathie, qui signifie « souffrir à la place de ». Ce qu’il faut conquérir dans des univers qui ne s’y prêtent guère, c’est ce moment où nous nous tournons vers un autre non pas pour nous donner bonne conscience mais, parce que nous avons vraiment mal pour lui. De cette attention-là surgissent des merveilles imprévisibles…

5e point : différencier le privé et l’intime

Le privé est, comme le définirait Malraux, ce « misérable petit tas de secrets » qui forme chaque vie. Il est cette dimension sur laquelle Facebook, par exemple, a une prise. Or les GAFA ne prennent en nous que ce qui a un prix mais pas une valeur. Ce qui, en nous, n’a pas de prix est tout à fait autre chose : on l’appelle l’intime. Il s’agit de tout ce qui, en moi, n’est pas exactement de moi et que je ne maîtrise pas complètement. Je suis grand par ce qui m’échappe. Quand l’entreprise embauche quelqu’un, elle embauche donc deux personnes. C’est là qu’un manager doit être visionnaire et savoir s’adresser naturellement à cet intime, à cette altérité dont nous sommes riches…

A travers le 6e point, je voudrais enfin m’indigner de cette expression absurde de « Direction des ressources humaines »

Les hommes ne sont pas du charbon, du pétrole, de la ressource, comme autant de… filons. Pourquoi ne parle-t-on pas de DVH pour « Directeur des valeurs humaines » ? Il s’agit alors du Directeur non pas des ressources mais de ce qui, en nous, ne peut pas faire l’objet d’une mise en quantité. De ce que nous avons de singulier, d’indénombrable… C’est en cela que le métier est un métier d’intuition, de sensibilité, plus qu’un métier scientifique ou à recettes. Parler de « ressource humaine », qui est un oxymore, revient à vous traiter comme un morceau d’or. Rien n’est plus irrespectueux que cela.

Vous valez beaucoup plus que cela ! »

La définition du Management par Raphaël Enthoven