Conjoncture, compétences, futur du travail, IA : défis et perspectives

Yuna JOSSE
Directrice Générale
Saunier Duval

Stéphane DESCHAMPS
Directeur Général
ELIVIA

Sébastien BOTIN
Directeur RH Groupe
Socotec

Jérémy LAMRI
CEO et cofondateur
Tomorrow Theory

Table ronde animée par Clément LESORT
Journaliste


Aux adaptations rapides qu’imposent les soubresauts du contexte économique vient se superposer le besoin profond de repenser en profondeur les modèles de management, de gouvernance, de montée en compétences et de gestion de crise. Comment gérer le lien entre ces deux temporalités ? Regards de trois dirigeant-es et un expert.

« Et puis patatras ». Yuna Josse, la Directrice Générale de Saunier Duval, parle franchement. En 2023, le grand fabricant de matériel de chauffage était en pleine transition de son business model, passant de la production de chaudières à celle de pompes à chaleur. « Et puis patatras » : le marché immobilier s’effondre, le prix du Kw/h et l’inflation explosent, et les stocks s’accumulent chez les clients grossistes qui, de fait, stoppent net leurs commandes.

Bilan : – 60 % de CA en octobre. « Je n’utilise pas le mot crise. C’est une transition et plus une seule entreprise ne peut se dire à l’abri. » Mais comment passer cette transition collectivement ? « Nous avons beaucoup communiqué sur le terrain, interrogé les équipes, pour trouver des solutions et embarquer tout le monde. Nous avons aussi recouru au prêt de personnel : plus de 100 collaborateurs ont ainsi intégré d’autres entreprises partenaires via une convention, notamment Airbus. » Quand le marché repartira, l’idée pour Yuna Josse est de pouvoir rapatrier ses collaborateurs sous trois mois, tout en maintenant ses lignes de production opérationnelles. Pour cela, elle s’appuie sur un nouveau Codir et une nouvelle organisation : « nous avons desiloté les équipes en créant des business units, avec des objectifs communs affichés et une stratégie fixe à long terme. J’en suis convaincue, le premier driver de la performance, c’est la confiance ; en l’illustrant vraiment, nous avons facilité l’action. » Ce qui augure une belle impulsion dans les starting blocks dès la reprise du marché.

La légitimité des managers s’acquiert sur le terrain

Elivia non plus n’était pas à l’abri d’une de ces transitions. Lorsque Stéphane Deschamps prend la direction générale en 2018, après quinze ans de maison, le n°2 de la viande de bœuf traverse une situation financière dégradée, des sites ferment, un plan social menace. « Nous avons décidé avec le DRH de transformer le modèle en profondeur, et vite. Notre levier : le Codir que nous avons remplacé à 80 %. Je voulais des gens de l’interne capables de travailler ensemble, de se remettre en cause et de se ranger derrière une décision. Mon expérience terrain, ma connaissance de tous les métiers d’Elivia – j’étais directeur de site auparavant – couplées à la légitimité nouvelle du Codir nous ont permis peu à peu de sortir de la crise. » Un an et demi plus tard, les premiers résultats étaient là, qui s’appuient sur l’investissement et la patience des équipes, au premier rang desquels les managers de proximité. « Mon objectif était de simplifier la vie de nos managers de terrain, rappelle Stéphane Deschamps, leur redonner la reconnaissance nécessaire pour les aider à gérer les conflits et les plannings, passer les consignes et garantir la sécurité et la qualité. » Le secret ? Le terrain, encore le terrain. « Je ne veux pas qu’ils restent à leurs bureaux plus que nécessaire, mais qu’ils soient souvent sur le terrain, c’est important surtout dans une entreprise qui accueille trente nationalités, avec une forte dimension interculturelle. » Ce lien aux équipes est une façon aussi pour le Directeur général de ne jamais perdre le pouls de l’entreprise. Salvateur, surtout en période de transformation des process.

Aligner l’organisation sur les nouveaux enjeux

La place des managers de proximité, véritables courroies de distribution, est centrale dans les transitions réussies et dans leur anticipation. Sébastien Botin, Directeur des Ressources Humaines de Socotec, groupe spécialisé dans le conseil en maîtrise des risques et en amélioration des performances dans le BTP, n’a pas besoin qu’on lui répète. « Pendant le Covid, c’est grâce au corpus managérial que nous avons tenu le choc. » Quand il rejoint Socotec en 2015, « l’entreprise était engluée dans un plan de transformation porté par des dirigeants peu convaincus. 95 % de notre business était franco-français et tout le monde attendait que le marché hexagonal reprenne, estimant qu’il fallait mettre le projet de transformation au placard. » Or, le DRH remarque que le projet est trop porté sur la performance économique pour emporter l’adhésion des équipes. « Nous avons ramené la performance au niveau métier en créant des BU, en redonnant du sens et des perspectives aux équipes et en ancrant des rituels de management forts, cascadés du haut vers le bas : réunions d’équipe hebdomadaires, briefs… » La nouvelle direction simplifie l’organisation, réduit les échelons hiérarchiques et renforce les compétences managériales des managers de premier niveau : 450 managers sont formés grâce à un partenariat avec l’EM Lyon. Un mantra pour le DRH : « You grow, We grow ».

« En se développant, l’entreprise créé des opportunités de développement pour ses collaborateurs qui, à leur tour, apportent de la force de développement. Nous comptons beaucoup sur cette circularité. » Aujourd’hui, Socotec a trouvé des relais de croissance à l’international qui lui ont permis de doubler de taille en cinq ans. Et de ne plus dépendre des cycles de la construction en France.

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L’IA va impacter les comportements

« À partir de maintenant, l’IA va évoluer très vite. On ignore précisément la vitesse mais on voit déjà que le quotidien des chefs de projets est bousculé, je pense aux tâches de bureau. Quasiment d’un trimestre à l’autre, il va falloir redéfinir les standards de ce que l’IA peut faire, c’est ce qui va être le plus dur. De fait, on va chercher en permanence à itérer, et non plus à élaborer des stratégies à cinq ans. Cela va impacter les comportements et le rôle des dirigeants sera de faire en sorte qu’ils évoluent dans le sens souhaité. Si l’IA peut éclairer la décision des managers, il faudra l’utiliser dans une dynamique collective. Les modes de collaboration seront à (ré)inventer, à développer. C’est le sens même du travail qui sera à repenser. Mais ce n’est pas grave puisque c’est déjà arrivé, pensez à l’arrivée du tracteur ou à l’informatique. »

Jérémy Lamri, fondateur de Tomorrow Theory, spécialisé dans l’intégration par les RH des grands enjeux technologiques et sociétaux.

Face à face avec Jérémy Lamri